Les journalistes web, des journalistes « virtuels » ?! Réponse à Erwann Gaucher.

Gare du Nord - Bruxelles - journalistes web

Ce billet fait suite à la réponse d’Erwann Gaucher à mon texte intitulé Le journaliste web et l’allégorie de la caverne. Le jeu de la rhétorique et du débat a quelque peu dénaturé mon propos, alors voici quelques nuances et précisions.

Pour commencer :

  • Non, je n’oppose pas "vrai journaliste de terrain" contre "faux journaliste en ligne"!
  • Oui, dans certains cas, l’usage de l’adjectif « dématérialisé » serait préférable à « virtuel ».
  • Bien sûr que "les experts du terrain numérique" sont plus que jamais nécessaires.
  • Oui, l’éloignement du terrain pose problème et surtout lorsqu’il s’agit de parler du monde… réel.
  • Oui, les moyens alloués aux rédactions web ne sont pas la hauteur des exigences d’une couverture extensive et globalisée de l’information.

Mais qui a prononcé l’expression « journaliste virtuel » ?

Pas moi, c’est sûr. Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’échelle des valeurs à attribuer aux différentes pratiques journalistiques.

Par ailleurs, je suis d’accord avec Erwann Gaucher pour dire que le web est une réalité tangible constituée de personnes réelles et que les actes posés sur la toile ont des conséquences concrètes sur notre vie (réelle). Pas de doute là-dessus. Mais il s’agit aussi d’une construction, d’un « monde en soi » bâti sur l’idée que des échanges virtuels contenaient en eux le potentiel d’une influence sur le monde réel.

Pour dissiper tout malentendu induit par le mot « virtuel », séparons le web en trois entités:

  • comme réseau d’échange dématérialisé
  • comme objet d’étude (ou terrain journalistique).
  • comme média.

La « caverne numérique », dont je parle dans l’article, est une fusion de ces trois entités.

Le web, un terrain journalistique en soi…

Par son langage spécifique, ses moyens de communication, ses règles, ses référents… le web est devenu un sujet en lui-même et un champ d’investigation à part entière.
D’ailleurs, l’attention et les moyens des rédactions en ligne se focalisent de moins en moins sur l’actualité en tant que telle afin de privilégier un traitement de cette même actualité vue du web, par le web, pour le web et via le web.

Dans ce nouvel écosystème médiatique, le sujet n’est plus l’actualité en soi, mais son image et son impact en ligne : comment les internautes la perçoivent, comment ils y réagissent, comment les acteurs mettent en place une communication spécifique…

Il y a donc un glissement de l’attention donnée à l’actualité dans sa grande diversité vers un traitement de « l’actualité du web » avec notamment des outils comme Storify.

Et ce glissement entraîne une mutation des pratiques journalistiques avec deux questions à la clef:

  1. Doit-on acter que le journalisme en ligne n’est voué qu’à couvrir l’actualité du web ?
  2. N’a-t-on pas le droit de penser le « journalisme web » comme une nouvelle forme de storytelling également applicable à l’actualité « classique » ?

Web et terrain ne sont évidemment pas incompatibles, bien au contraire. Le reportage multimédia représente, par exemple, une formidable opportunité de plus-value. Pourtant, il est très peu répandu car difficilement conciliable avec la logique de flux.

… et un monde à part entière !

Même si, comme le constate Erwann Gaucher, « les réseaux sociaux ont quitté le monde du virtuel pour entrer de plain-pied dans celui du réel depuis années », ils constituent un monde en soi, constitué d’avatars,  un monde parallèle au monde réel et matériel.

Le texte « Nous, les enfants du web », dont je reprends un extrait dans mon texte Le journalisme est-il soluble dans l’ère numérique ? , explique cette mutation, cet entrelacement des deux mondes :

« Nous ne ‘surfons’ pas et Internet n’est pas un « espace » ni un « espace virtuel ». Internet n’est pas pour nous une chose extérieure à la réalité, mais en fait partie intégrante : une couche invisible, mais toujours présente qui s’entrelace à notre environnement physique, une sorte de seconde peau. Nous n’utilisons pas Internet, nous vivons sur Internet et à ses côtés ».

Les médias doivent donc apprendre à parler le même langage et à faire face à une dématérialisation du champ d’investigation. Nouveau monde, nouvelles règles du jeu, nouvelle grille d’analyse.  (Et l’une des pistes se situe dans le principe de « la réalité augmentée appliquée au journalisme »).

Journalistes web et ‘homme-média’

Selon moi, il y a un risque de vivre et de travailler en vase clos sur le web. La distance et le recul font partie des piliers du métier de journaliste. Or, lorsqu’on est ultraconnecté, que l’on doit défendre une réputation en ligne et que cette tâche demande toujours plus de temps, c’est le plus souvent au détriment du traitement de l’information.
Erwann Gaucher pourra m’objecter que ce phénomène est inscrit dans les gènes du journalisme et que la proximité, les conflits d’intérêts… sont des risques connus. Mais ce n’est pas pour ça qu’il ne faut pas s’en inquiéter. Le web a aspiré l’identité et la vie privée du journaliste en ligne.

Car le journaliste web est, selon moi, devenu un « homme-média » (L’homme-média ou la nouvelle figure du journalisme à l’ère numérique). Ce n’est plus « simplement » une signature au bas d’un article, mais un ambassadeur permanent de son média et de lui-même sur les réseaux sociaux, les blogs… Le traitement de l’information n’est plus le seul paramètre à prendre en compte, il y a aussi la gestion de son image et de l’impact numérique de ses paroles et de ses actes. L’immersion est à double tranchant : une opportunité pour trouver des contacts, affiner l’analyse… mais aussi un fardeau qu’il faut porter jour après jour.

Le degré d’immersion et d’identification dans son objet d’étude laisse penser qu’il y a un certain nombre de risques à prendre en compte. Et je crois que l’ivresse de la vitesse et des stratégies d’influence en ligne peuvent fausser les cartes de la pratique journalistique. Si l’on ajoute les impératifs d’audience et de rentabilité, il y a de fortes chances de perdre ses repères.

Je n’ai évidemment pas de réponse définitive, mais je m’interroge régulièrement pour ne pas céder à une fascination béate. Vive le débat ! N’est-ce pas Erwann Gaucher ?

N’hésitez pas à laisser des commentaires pour prolonger la discussion.

Nicolas Becquet

Photo: Nicolas Becquet, Certains droits réservés (licence Creative Commons)

Voici un commentaire, publié sur le site d’Erwann Gaucher, qui m’a fait sourire : 

« Cliché | 16/10/2012 | 13:32

Grossissons un peu plus le trait, voulez-vous : le journaliste web ne trouve d'hébergement que sur un serveur. Son adresse ? Une adresse IP. Sa nourriture ? Des posts et des tweets. Ses amours ? Un statut sur Facebook. Sa vie sociale ? Tous les réseaux sociaux qui viennent à apparaître. Il arrive qu'il y noue de vraies relations, qui se traduisent par un poke ou un Follow Friday. Animal de compagnie ? Le (Lol)cat. Enfin, son terrain d'investigation privilégié : le web… Cette « mode » qui, malheureusement pour la profession, n'en est plus une. Pour toutes ces raisons, nous ne verrons que très rarement un journaliste web répondre favorablement à une convocation de telle ou telle institution bien réelle pour une conférence de presse. Et encore moins le voir sur le petit écran commenter « en direct » un projet de loi ou un fait-divers devant un ministère aux grilles fermées. Ainsi se coupe-t-il de la vraie vie, tel un SR, incapable de saisir l'importance d'un événement survenu au coin d'une rue, qui lui restera à jamais inconnue. Aussi, est-ce toujours avec la même surprise, qu'il reçoit en fin de mois un bulletin de salaire, émanant d'une obscure filiale d'un grand groupe. Le montant qui y figure n'est généralement en rien comparable à celui de ses « confrères », officiants pour les journaux papier ou télévisés. Et se souciant peu de son « cas » : il leur est virtuel. Chaque année, il demeure toutefois un constat qui peut le sauver et le ramener à la vraie réalité : l'absence de perspectives de carrière.

Auteur:Nicolas Becquet

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