Mais où va donc le journalisme? Série [1/3]

Dans un entretien accordé récemment au site pressemblem.ch, Florence Aubenas, grand reporter au journal Le Monde, faisait part de ses questionnements sur l'évolution du métier de journaliste. Interrogée dans le cadre de son soutien aux deux journalistes français enlevés en Syrie, voilà ce qu'elle dit de la presse aujourd'hui:

Florence Aubenas-journalisme"Force est de constater que nous, les journalistes, y compris au journal Le Monde, nous faisons des Unes qui vendent le plus, comme tous les journaux d’ailleurs. Et ce qui vend le plus aujourd’hui en France ce sont les affaires financières, un peu de sexe et un peu d’argent. La Une la plus catastrophique que Le Monde ait faite en terme de ventes a été celle sur la Syrie, alors que Le Monde est un grand journal qui traite les informations internationales en profondeur. Nous allons sur le terrain, je pars en Egypte, il y a donc un engagement physique de la part des journalistes et à la fin ce sont les Unes qui se vendent le moins !"

Un peu plus loin, elle poursuit:

Aujourd’hui, il y a une crise de la presse qui n’est pas seulement économique et il faut se demander : qu’est-ce que l’on met dans la presse ? Qui est journaliste et qui ne l’est pas ? Qui transmet une image à partir de son portable ? Qui tweete une information ? Avec les nouvelles technologies, il y a une redistribution des cartes. Qu’est-ce qu’une information ? Qu’est-ce que cela signifie d’être journaliste ? Qu’est-ce que le fait de savoir nous apporte ? Nous vivons au milieu de ces questions. C’est à la fois angoissant et passionnant de vivre une refondation complète de son métier.

Un questionnement de plus en plus pressant, notamment face à la multiplication des nouvelles formes d'activités des journalistes, dont ma fonction actuelle est une bonne illustration. Journaliste radio de coeur et de formation, je suis devenu reporter multimédia maniant sons, photos, vidéos et contenus interactifs sur ma tablette; humble réalisateur de webdocumentaires "en mode news"; apprenti community manager; curateur par la force des choses. Le fil directeur? Le journalisme et les formidables outils désormais à disposition pour rendre compte du monde qui nous entoure. Mais prises séparément, ces fonctions ont-elles encore un rapport avec le journalisme?

Moins guidés, selon moi, par un esprit corporatiste que par un idéal journalistique, les propos de Florence Aubenas suscitent trois questions:

  1. L'info en profondeur, une lubie de journalistes?

  2. La presse quotidienne et hebdomadaire a-t-elle encore les moyens d'imposer des choix rédactionnels à contre-courant de ce qui "marche" sur le web et selon les annonceurs?

  3. Journalistes et médias: le choix entre allégeance et dissidence?

     

Erwann Gaucher-Damien Van Achter-Philippe Couve-journalismeAfin de prendre du recul et de mettre en perspective cette "refondation" du métier,  j'ai demandé à trois spécialistes de la mutation des pratiques journalistiques de participer à un post collectif. Erwann Gaucher, Damien van Achter et Philippe Couve ont très gentiment arrêté le temps pour tenter de répondre à trois questions aussi périlleuses qu'essentielles à mes yeux.

Voici leur réponse à la première question, les deux autres feront l'objet d'articles distincts.

L'info en profondeur, une lubie de journalistes et d'happy few drogués à l'actualité?

Erwann Gaucher:

Non, c'est une réaction logique à l'accélération de l'info en temps réel sur tous les supports. Pendant plusieurs décennies, l'info en temps réel était l'apanage de quelques médias qui n'étaient pas forcément spécialisés dans l'information (télés et radios généralistes) et qui, dans tous les cas, étaient industriellement obligées de faire une sélection drastique des sujets qui pouvaient être traités en temps réel.

Même avec l'arrivée des chaînes de télé et de radio tout info, le nombre de sujets concernés restait assez limité et étaient donc sélectionnés par le plus grand dénominateur commun possible.

"Ce n'est pas une lubie, mais sans doute le deuxième pied sur lequel l'info peut avancer."

Le web et les réseaux ont changé cela, et les années 2011-2012 ont été les années du live à tout va, sur tous les sujets. Parce que cela était simple pour les journalistes de le faire, parce qu'ils pouvaient offrir ce traitement à plus de sujets, parce que l'audience en était friande.

Il était logique que dans la foulée se développe une envie de journalisme en profondeur, de slow journalisme, avec de nouveaux formats, tant du côté des rédactions que de l'audience. Ce n'est pas une lubie, mais sans doute le deuxième pied sur lequel l'info peut avancer, avec le live, le temps réel et la réactivité accrue.

Philippe Couve:

L’info en profondeur pose toujours des difficultés aux journalistes avant même de questionner le lecteur. Journalistes, nous aspirons à ne pas nous contenter de la surface des événements à laquelle les dispositifs d’info en continu peuvent facilement nous réduire. Ne pas se contenter de survoler les faits implique aussi d’en connaître les bases, l’histoire, les enjeux, les acteurs. Et paradoxalement, c’est souvent là que les discussions bloquent dans les rédactions. Qui veut rappeler les tenants et les aboutissants de la guerre en Syrie, de la politique fiscale ou de la présence des Roms en France ? “On l’a déjà fait tellement de fois”, entend-on souvent répondre lors de la conférence de rédaction.

"Si le traitement en profondeur de l’info est une volonté affichée des journalistes et une demande de la part du public, il n’en reste pas moins que l’exercice est compliqué."

Et pourtant, c’est bien une demande récurrente du public. Depuis des années, l’émission “Appels sur l’actualité” de RFI ouvre son antenne aux auditeurs pour qu’ils interrogent les journalistes de la rédaction. Avec une régularité implacable, ils demandent aux journalistes de les aider à comprendre en rappelant les bases des faits d’actualité de la semaine. Autre exemple de cette demande de profondeur avec le succès de cette vidéo (“La carte du Mali décryptée en 5 minutes”) réalisée par LeMonde.fr qui a fait près de 400 000 vues en quelques jours au déclenchement de l’intervention militaire française dans ce pays. Un très bon score d’audience pour une proposition éditoriale austère et exigeante.

Si le traitement en profondeur de l’info est une volonté affichée des journalistes et une demande de la part du public, il n’en reste pas moins que l’exercice est compliqué. Le temps manque souvent pour produire autant que pour lire (ou visionner). Comment faire ? Un bon point de départ nous est fourni par Marie-Catherine Beuth, journaliste au Figaro aujourd’hui installée dans la Silicon Valley où elle développe le projet Newstapes. Elle a identifié trois étapes dans notre manière de nous informer: les faits, les détails, le contexte. Reste sans doute pour les médias à imaginer comment offrir ces différents niveaux de profondeur qui correspondent à la fois au temps dont disposent les lecteurs et à l’envie qu’ils ont d’approfondir un sujet.

Damien Van Achter:

C’est sans doute le mode journalistique le plus gratifiant pour le journaliste qui arrive à enquêter. Qui peut se permettre de le faire, se payer le luxe de l’enquête, le luxe du temps qu’on peut prendre pour envisager l’info sous différents angles, à différents niveaux de profondeurs.

"Ni lubie, ni happy few, il s'agit juste d'une adéquation entre offre et demande."

Mais il y a un marché, entre une offre et une demande, et il y a une adéquation entre les deux qu’il faut trouver avec une série d’inconnues liées à la rentabilité et au modèle économique de cette info en profondeur. Ni lubie, ni happy few, il s'agit juste d'une adéquation entre offre et demande.

Propos recueillis par Nicolas Becquet

Retrouvez Erwann Gaucher, Damien van Achter et Philippe Couve dans les deux autres articles:

  1. La presse quotidienne et hebdomadaire a-t-elle encore les moyens d'imposer des
    choix rédactionnels à contre-courant de ce qui "marche" sur le web?
  2. Journalistes et médias: le choix entre allegeance ou dissidence?

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