Partager la publication "Manifeste de XXI, l’analyse du sociologue Jean-Marie Charon."
Dans un manifeste "pour autre journalisme", la revue de reportages XXI fustige l'aliénation de la presse à la publicité et l'accuse de céder au "bluff technologique" en investissant en masse dans l'information de flux sur le web. Pour décrypter cette polémique qui agite le Landerneau médiatique français, Jean-Marie Charon, sociologue des médias au CNRS, revient sur les enjeux du débat.
(Article paru le 19 janvier dans le journal L'Echo: version web et PDF)
"On ne peut pas revendiquer un modèle à vocation générale qui laisserait complètement de côté ceux qui sont venus à l’information avec la presse populaire à la fin du XIXe siècle."
Est-ce qu’une marche arrière en matière de financement publicitaire est réaliste, comme le prétend XXI?
Ce fonctionnement sans publicité ne semble possible que pour des médias de niche qui s’adresse à un lectorat qui est prêt à payer pour s’informer. Par ailleurs, la
production d’information restera toujours très coûteuse et donc chère à proposer au public. L’abandon de la publicité ne pourra donc passer que par une augmentation substantielle du prix pour le lecteur ou bien par le mécénat, mais dès lors, un autre problème se pose, celui de l’indépendance.
Ce que je crains davantage avec cette remise en cause, c’est l’évolution vers une dualité de plus en plus grande, dans nos sociétés, entre un public qui a les moyens de s’informer et un autre qui ne bénéficie pas des mêmes ressources culturelles et financières et qui consulte par conséquent des supports qui seraient gratuits et moins riches.
On ne peut pas revendiquer un modèle à vocation générale qui laisserait complètement de côté, ceux qui sont venus à l’information avec la presse populaire à la fin du XIXe siècle. Et c’est précisément la publicité qui avait permis, à l’époque, à la presse de gagner un public plus large. Alors, on peut le regretter, dire que c’est une perversion qui date de l’origine mais il faut bien voir que c’est ce qui s’est également passé avec la radio et la télévision. Et c’est vrai aussi sur le web.

Se dirige-t-on vers la fin d’une presse écrite de masse?
C’est extrêmement compliqué de répondre, même et surtout pour quelqu’un qui travaille sur la prospective de la presse (rire). La presse de masse, par définition, repose sur la capacité de cette masse à rémunérer un certain nombre de coûts incompressibles comme les frais de fabrication, le système de distribution,…
Ce qui se passe aux Etats-Unis est d’ailleurs extrêmement évocateur de la situation. On s’aperçoit que les baisses brutales de diffusion sont souvent dues à l’arrêt de la distribution dans certaines villes ou régions. À partir du moment où un journal n’arrive plus à une certaine densité de portage, il arrête la distribution. On voit aussi le même phénomène en France. L’année dernière, un millier de points de vente ont fermé car leurs revenus n’étaient plus suffisants.
Il existe un point de bascule à partir duquel, la saturation et le dysfonctionnement des éléments structurels du système d’impression et de distribution risquent d’entraîner une remise en cause du modèle économique des grands quotidiens populaires. Dans le même temps, le numérique a réduit ce type de coût à un noyau dur qu’il sera difficile de faire davantage baisser.
Pourtant, le manifeste se demande: "Et si la conversion numérique était un piège mortel pour les journaux?".
Ce type d’interrogation me laisse rêveur. C’est comme si, au moment où est apparue l’automobile, on avait dit: "finalement, ce n’est pas la solution, les moyens de transport que nous utilisons nous conviennent très bien. Et puis, regardez, ça crée de la pollution, des accidents et une urbanisation inadaptée à nos modes de vie". Il va falloir arrêter de penser en termes d’alternative mais davantage avec une combinaison des supports.
Et si les dirigeants de la presse mondiale se trompaient en investissant à tour de bras dans les applications, les sites et les rédactions multimédias? (Manifeste de la revue XXI)
Ce qui est marquant aujourd’hui, c’est que de grands titres de presse comme "Le Monde" ou "Le Figaro" sont à leur tour accusés de produire de l’information de flux en ligne…
Il y a encore quelques années, on avait l’habitude de faire la distinction suivante: l’information à valeur ajoutée, c’est pour l’imprimé et le flux, pour le numérique. Aujourd’hui, je suis convaincu que cette affirmation est dépassée. Il y a un intérêt à imaginer une information à valeur ajoutée adaptée au numérique.
Mais il faut aussi bien comprendre de qui vient ce type de reproches. Laurent Beccaria, cofondateur de XXI, a grandi avec l’amour de l’édition de qualité transmis par ses parents qui ont créé Bayard, une presse de grande qualité, très travaillée et chère.
Et puis, Patrick de Saint-Exupéry, l’autre cofondateur, issu du "Figaro" pour lequel il a été grand reporter. Tous deux nourrissent un regard déçu sur ce qui aurait pu, selon eux, être l’apport et l’ancrage des "quotidiens de qualité" sur internet. Ils ont le sentiment que là où étaient le sérieux, la réflexion, la mise en perspective et l’enrichissement, sur le web et sur les supports numériques, tout le monde est embarqué dans une concurrence et une fuite en avant pour faire du clic. Ce qui dans l’esprit de XXI, qui fait du reportage au long cours, peut paraître dérisoire.
Peut-on parler d’une marginalisation des journalistes dans les réflexions sur le futur de la presse?
Oui, d’une part parce que les journalistes doivent désormais repenser leur relation avec le marketing, les spécialistes du référencement et les nouveaux moyens informatiques.
D’autre part, parce qu’il y a toujours eu, en France, un refus du patronat d’admettre que les journalistes ont un rôle à jouer dans la réflexion sur les modifications des pratiques et des entreprises de presse. De la même manière qu’aujourd’hui, les éditeurs revendiquent à eux seuls, le rôle de conduire l’innovation et les transformations de structures. Les journalistes, eux, doivent s’adapter.
Je crois que c’est une voie sans issue dans la mesure où l’on a plus que jamais besoin d’imaginer des transformations substantielles, de mobiliser l’imagination et la créativité des équipes rédactionnelles. Si on pense que les transformations ne se feront que du sommet et du management, on n’arrivera pas à grand-chose.
Propos recueillis par Nicolas Becquet
Jean-Marie Charon sur Twitter :@jmcharon.
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