Le Soir lance « le 17H », une édition numérique du journal. Interview de Philippe Laloux.

17H -Le Soir

Quelques semaines après le lancement du concept de Newstablette, combinant une tablette, un forfait data et un abonnement au journal, Le Soir continue ses expérimentations, mais sur le plan éditorial cette fois. Le quotidien lance une édition numérique baptisée "17 H", sur tous les supports. Pour comprendre le pourquoi du comment et le quand du quoi pour qui, j’ai posé quelques questions à Philippe Laloux, directeur des nouveaux médias et "torréfacteur numérique" du journal Le Soir.

Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à lancer une édition de 17 H ?

On a constaté chez beaucoup de lecteurs l’envie d’un format du soir qui se consomme avec une lecture beaucoup plus lente et adaptée à l’usage numérique. Nous avons donc créé un vrai journal du soir avec un premier décryptage de l’info qui aide à comprendre ce qui se passe maintenant et de ce qui s’est passé dans la journée.

En résumé, c’est un journal qui sort du flux grâce à des contenus analytiques, de la profondeur et un enrichissement avec du contenu multimédia. Il est aussi adapté à l’usage numérique et ce n’est donc pas simplement un PDF tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Pourquoi "17H" ?

Nous avons estimé que cette heure de bouclage permettait aux journalistes d'avoir le minimum de
recul nécessaire sur un événement pour fournir de la valeur ajoutée. Elle symbolise également une articulation dans la journée, entre travail-domicile-loisirs.

Le 17 h est un contenu payant qui s’inscrit dans la philosophie "freemium" développée par Le Soir et résumée par Didier Hamann, directeur et rédacteur en chef, par l’expression "paywill contre paywall".

Philippe Laloux - Le SoirPour renforcer l’offre payante, il y a une première stratégie, que l'on trouve très très mauvaise, c’est de basculer vers un paywall et de dire tout ce qui est gratuit est désormais payant. Ce n’est pas vendable parce qu’on est dans une information à la durée de vie extrêmement courte. Et donc l’idée, c’est d’enrichir l’offre payante plutôt que d’appauvrir l’offre gratuite.

Nous avons choisi d’une part un flux hiérarchisé d’infos, mais chronologique, plus exhaustif et plus factuel,financé essentiellement par la publicité… Ca c’est "gratuit", mais ça ne donne pas suffisamment de moyens àtoute une rédaction pour produire de l’information de qualité. De l’autre, il y a donc le papier qui permet de faire de l’information payante, mais on sait aussi qu’il y a une baisse de la diffusion et une pression des revenus publicitaires. D’où ce journal numérique de 17 h, un produit fini extrêmement hiérarchisé, avec une sélection de l’info que j’appelle "la crème du capucino". Il répond à une fonction qui consiste à offrir des contenus qui s’apparentent davantage à du slow journalisme, avec une durée de vie plus longue et donc plus rares. Mais ce n’est pas encore suffisant pour faire vendre, alors l’idée c’est de dire, vous avez ce contenu de qualité sur le support que vous souhaitez.

Le "service", c’est la clé pour proposer des contenus payants ?

Tu peux écrire le meilleur article du monde, je crois que cet article, il ne vaut pas un balle. Ce qu’on vend ce n’est pas un article, ce n’est pas un produit, c’est le service, un accès à l’information. Pour quelques euros par mois, vous avez un accès à une sélection hiérarchisée d’informations à haute valeur ajoutée sur le support de votre choix, partout, tout le temps. Et ce service-là, il a un prix.

C’est la logique Spotify, au lieu d’acheter un single à 99 cents et de le télécharger sur votre ordinateur, on prend un abonnement mensuel pour avoir accès à un catalogue de 3 millions de titres en ligne. Et le jour où tu ne paies plus, tu n’y as plus accès.

N’avez-vous pas peur que vos lecteurs se perdent entre toutes les offres : journal, site, application, édition de 17 h… ?

C’est clair, il y a un effort de pédagogie à faire et on a dû nous-mêmes clarifier tout ça. On peut résumer de cette manière : Le Soir a trois éditions, une édition continue sur le web, une édition du matin et une édition du soir. Côté support, le PDF est disponible partout tout le temps, le 17 h aussi. Il y a une marque, Le Soir, une ligne éditoriale, mais il y a des traitements différents, et les traitements ce sont les trois éditions. Sur le plan commercial, il y a une offre écran à 16 euros par mois.

Mais c’est vrai que notre offre Newstablette a brouillé les cartes. Il s’agit en fait d’une offre d’un produit, une tablette, couplée à un forfait data et à un abonnement au journal. (5000 formulaires remplis, dont 2000 finalisés. Objectif: 3500 unités, NDLR).

Newstablette

Quelle est l’audience cible ?

On vise d’abord un public qui a abandonné le papier et qui ne trouve pas son compte sur les flux d’informations des sites. Ce public pourrait renouer avec cette habitude de lecture lente, plus passive de contenus approfondis sur des supports qui sont plus dans leur ADN, les écrans. Il y a un plaisir à s’offrir sur un plateau la crème du capucino.

Le deuxième public visé, c’est notre portefeuille actuel d’abonnés. Nous voulons les convaincre de garder leur abonnement, parce qu’ils en ont plus pour le même prix.

Cette édition de 17 h, c’est un retour en arrière…

C’est vrai, dans les années 60 et 70, il y avait jusqu’à cinq éditions par jour et la première, c’était celle du soir ! Et l’édition du matin était en fait une réactualisation du journal du soir avec ce qui s’était passé dans la soirée. Donc, on n’invente rien, mais je pense qu’à terme, il y a de bonnes chances pour que ce soit un schéma crédible avec un papier en bout de chaîne.

Pourquoi avoir choisi une webapp en HTML 5 plutôt qu’une application ?

Avec une application, à chaque fois qu’il faut faire un udpate ou ajouter du contenu, il faut passer par Apple, attendre quinze jours pour la validation, puis la même chose pour Android, Windows 8... Stop, ce n’est pas possible, alors on a fait une webapp universelle. Le support ne doit pas avoir d’importance.

Mais en faisant ce choix, nous sommes aussi conscients qu’on se coupe de tous les lecteurs qui sont sous iOS 7, 8… mais c’est assumé. Concernant les navigateurs, lors de l’ouverture du journal, il y a un pop-up qui invite les lecteurs à faire un update de la version, tout simplement.

Vous êtes aussi passés au responsive design…

Il fallait une double rupture, par rapport au web et par rapport au papier et penser directement tablette. Les principes de navigation sont également très simples, on tape et on swipe, point-bar. C’est le Bureau 347 qui a pris le concept en main et l’a traduit en expérience utilisateur.

Côté graphique, on n’a surtout pas voulu donner l’impression de refaire un PDF ou un journal papier. Ma grande crainte, c’était aussi de faire une évolution du site du Soir. Il fallait quitter la logique d’une présentation en flux avec des widgets à droite et à gauche, etc. On est donc passé de la logique d’un menu en arborescence propre à un site web à un sommaire.

Dans les prochains mois, on va proposer plusieurs nouveaux templates à l’image de ce que fait le New York Times avec le skimmer. On pourrait imaginer un template vintage qui rappelle le papier, en full image ou en flux RSS, géolocalisé…

Peut-on avoir une idée du coût de ce projet ?

Sensiblement le même que pour une application. Mais le vrai coût, c’est le coût humain pour produire le contenu.

Justement, comment la rédaction s’organise-t-elle pour faire face à ce nouveau format dans un contexte de restructuration et de suppression de postes ?

Avec internet, les journalistes avaient l’habitude de travailler une fois pour le journal papier et une fois pour le web. Demander à quelqu’un de travailler trois fois (papier, web et 17 h), ce n’est évidemment pas possible, alors la rédaction a dû, enfin, revoir sa manière de travailler et de s’organiser.

C’est tout l’enjeu du basculement d’un fonctionnement industriel un peu tayloriste, en mode séquentiel pour un produit fini, à un processus de diffusion crossmédia de l’information sur tous les supports.

Concrètement, nous avons séparé la rédaction en deux parties, avec d’un côté des journalistes multimédias qui ont une expertise sur une matière. Ils ne sont pas propriétaires d’un espace à remplir, ils suivent une actualité, peu importe le support. De l’autre, il y a des journalistes éditeurs qui ont une expertise sur la forme. Ils maîtrisent la grammaire, les codes de chaque support et très important, les cycles de l’info.

Parallèlement, il y a trois pôles d’édition : un desk papier, un desk web et un desk pour le journal numérique. Chacun fait jouer sa compétence en fonction de son support.

C’est un changement radical du mode d’organisation…

Effectivement et pour réussir ce pari, il faut :

Un, réinventer le papier. Le journal se doit d’être toujours plus dense et sélectif. Aujourd’hui, les journaux sont encore trop web, trop factuels, "on vous apprend que…".

Deux, les responsables des rédactions doivent relever le défi de gérer leur matière de manière "intégrée". C’est-à-dire qu’une fois les sujets déterminés, il faut savoir sur quels supports ils vont être traités et de quelle manière précisément.

Trois, il faut organiser les ressources et être flexible. Il faut faire des choix.

 Il y a un risque de redondances entre le 17 h et le journal papier du lendemain matin…

Au risque de choquer, ça ne me dérange pas, si c’est limité. Il n’y a pas de perte de valeur, car ce n’est pas le papier qui vaut de l’or, c’est le service d’un journal aux contenus sélectionnés et hiérarchisés. Mais attention, il ne faudrait pas que le journal papier soit l’imprimé du 17 h et que le 17 h soit la version numérique du papier. Ce qui est sûr, c’est que le journal du matin devra être plus prospectif et le 17 h rétrospectif.

Au fait…, avec ce journal numérique, Le Soir a de nouveau cédé au "bluff technologique" dénoncé par XXI…

XXI a raison: le fond est primordial, qu'importe le support. Néanmoins, on aurait sorti une édition papier à 17 h, je ne pense pas me tromper en disant qu'on nous aurait taxés de dinosaures.

Si XXI estime que publier du contenu de qualité sur un écran, plutôt que sur du papier, c'est du bluff, on ne va pas s'entendre. Mais ce n'est pas ce qu'ils disent, je ne peux pas imaginer qu'ils soient technophobes. Moi aussi, je pense que la technologie pour la technologie, les effets "sapin de
Noël", les interfaces où il faut cliquer 12 fois avant même de savoir de quoi on parle, les sollicitations intempestives à interagir (avec la machine ou les réseaux), tout cela, n'a aucun sens.

L'interface du Soir 17 h utilise certes de l'HTML5 et du responsive design, mais le but n'était pas pour autant d'en mettre plein la vue. La technologie n'a de sens que si elle est transparente et renforce l'intention de base: informer.

L'objectif reste de mettre en valeur le contenu sur n'importe quel support. Je serais heureux que l'on dise que le contenu est "bluffant". C'est en tout cas notre humble intention... Le modèle d’une information de qualité financée à 100 % par la publicité est illusoire et on le sait depuis de nombreuses années.

Propos recueillis par Nicolas Becquet

Philippe Laloux sur Twitter : @philaloux.

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